Généalogie des appellations racistes en France

Nov 7, 2024 | Arabe dialectal, Civilisation arabe

Bicots, melons, ratons et consorts…

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Dans les années 8O, le « verlan », (parler à l’envers, changer l’ordre des syllabes d’un mot) était à la mode chez les jeunes. Les enfants d’émigrés maghrébins étaient désignés par le mot « beur »,verlan du mot « arabe ». Avec une petite contorsion phonétique, sans doute pour le rendre agréable à l’oreille et renvoyer à quelque chose de tout aussi agréable. En tout cas plus agréable que le mot arabe, devenu péjoratif depuis des lustres.

Rappelons que l’immigration de main de main d’œuvre en provenance du Maghreb a été suspendue en 1974. Cette « trouvaille » est sans doute due au fait qu’il fallait trouver une appellation spécifique pour désigner les jeunes issus de l’immigration maghrébine. En effet, l’appellation  Maghrébins ne pouvaient s’appliquer à eux qui sont nés et vivaient en France. Celle, quasi officielle d’ immigrés de la deuxième génération n’avait aucun sens, s’agissant de personnes nées en  France et donc aucunement « immigrées ».

Cette appellation, dans la foulée de la mode du verlan a rapidement connu un grand succès. Le phénomène sociologique « beur » était en marche ! Radio-Beur apparaît en 1982, suivie l’année d’après par la marche pour l’égalité et contre le racisme, surnommée immédiatement « Marche des Beurs ». En 1986, l’humoriste Smaïn crée un spectacle appelé « a star is beur ».  En 1989, Beur-FM commence à émettre; Beur TV voit le jour en 2003 et de nombreuses associations et compagnies artistiques sont crées.

Black-Blanc-Beur

Le mot nouveau est incorporé dans ces organisations ; Blanc-Beur-Noir, Black-Blanc-Beur, Blanc-Jaune-Beur-Noir ; Mouvement Citoyen Black-Beur…Lorsque la loi du 9 octobre 1981accorda la liberté d’association aux étrangers, elle engendra une grande effervescence associative. Là encore, le mot à succès va être décliné de multiples façons, avec jeu de mots pour créer plus d’empathie : Bretons-Purs-Beurs ou Remem’beur…L’analogie avec le beurre se retrouve même dans l’édition avec un roman policier intitulé « Le  Beur et l’argent du beur » publié en 1987 par G. Pierquin. En 1987 toujours, au congrès national de la CFTC à Versailles un des délégués syndicaux s’était taillé un franc succès en déclarant : «  Après nous avoir fait bouffer du bougnoule, on veut nous faire bouffer des petits beurs » !

Raciste, cette apostrophe montre bien que le mot bougnoule remonte à la génération antérieure. Voyons d’où vient ce mot qui fut popularisé par les Poilus et qui vient du wolof « Noir ». D’après Edouard Guillaumet (1989) , l’origine serait un terme ouloff qui désignait les aborigènes du Sénégal et du Soudan .

En wolof, bu-niul veut dire « le Noir », ainsi qu’il apparaît dans les glossaires français-wolof du 19 ème siècle.  Au début du siècle dernier, circulaient les termes « bougnophile » et « bougnophobe ». Ces mots à caractère raciste signifiaient  ami ou ennemi des Noirs dédaigneusement surnommés les Bougnoules. Mais il semble que ce soit pendant la guerre d’Algérie que le sens de ce mot a fini par ne plus désigner que les « Arabes » d’Afrique du Nord.

Comment maltraiter les hommes… et leur langue!

Les nord-africains comme on disait alors ont eu droit à une autre appellation tout aussi dévalorisante : bicots, attestée depuis au moins 1898. Il s’agit de l’abréviation du mot « arbicot » construit par suffixation sur « arbi » (Arabe). Au départ, il s’agissait d’un mot d’argot militaire, utilisé pour nommer aussi bien les arabophones que les berbérophones, et aussi parfois les Sénégalais.

En langue arabe, le ,mot ’arab  (عرب) est nom collectif et dont le singulatif est ‘arabi عربي . Ce mot peut se prononcer à la manière dialectale : arbi . Mais d’où vient le suffixe cot ?  On pense  qu’il aurait pu être emprunté à l’italien arabico,(arabe), mais même si ce n’est peut être pas le cas,  il s’intègre parfaitement à la série des termes argotiques en cot comme taco (taxi), musico (musicien), moco (marin), dico (dictionnaire)…

Un autre exonyme existe : Prusco pour Prussien. En 1935, un chanteur comique troupier préconisait dans l’une de ses chansons, les mariages mixtes pour mettre fin aux guerres ! Il chantait, en plaisantant :

« mon père vient de marier ma sœur Noémie à un Hidalgo,ma sœur Pulchérie à un arbicot, ma soeur Eulalie à un espagnol, ma sœur Euphélie à un grand Mongol, ma sœur Euphrasie à un écossais, ma sœur Nastasie à un Javanais et la grosse Julie à un Iroquois ».

L’emploi, dans cette chanson du mot « arbicot » n’était pas vraiment dévalorisant. D’autres raisons ont pu contribuer au succès de cette appellation. D’une part, l’arbi « l’Arabe » conçonnait avec « larbin ». L’on retrouve alors une motivation comparable à celle qui fit en son temps des bougnoules des « corvéables ». Ensuite, l’arbi, devenu arbicot s’est réduit, en bicot par aphérèse et fut ensuite raccourci en bic et bique .Par ces appellations, l’Arabe fut donc considéré comme une bique ou un chevreau (bicot) avec toutes les connotations possibles et imaginables.

De la déshumanisation à l’animalisation

Une animalisation est hélas un phénomène répandu. Il existe en effet une riche animalerie de la haine que l’ethnocentrisme humain mobilise lorsqu’il s’agit de déprécier d’autres groupes humains . C’est très fréquents qu’un groupe humain voit en un autre un « tas » de cafards, si ce n’est de singes, chiens, parasites, cancrelats, punaises, vermines, ou très souvent de rats. Ainsi, les Arabes ont-ils eu droit à l’appellation de ratons .

Outre l’allusion à un animal grouillant, sale, vecteur de maladies et envahisseur, il est probable que cette appellation aura conservé la signification figurée de rat comme « voleur nocturne ».

Le mot rat a eu un certain nombre de dérivés tout  aussi sinistres les uns que les autres : ratonner, ratonnade, ratonneur …Ces mots font surtout allusion aux extrêmes violences commises contre des Algériens, appelés aussi Norafs (abréviation de « Nord-Africains », dans les années 1950/1960.

Par extension, la ratonnade (rencontre entre raton et bastonnade) a fini par désigner en 1968 les brutalités exercées à l’encontre de certains groupes : homosexuels, gens du voyage…Disparu un certain temps du vocabulaire usuel en milieux racistes, il a fini par resurgir en 2016 à propos d’un groupe d’hommes cagoulés et armés de barres de fer qui agressaient régulièrement les migrants kurdes et syriens d’un campement du Pas-de-Calais.

Mais les choses peuvent aller plus loin en matière de déshumanisation de l’Autre. Il s’agit de lui dénier même le statut d’animal et de le réduire à l’état de plante ! En argot colonial, les Arabes ont ainsi été dénommés melons dans les années 1960. Mais avant la Première Guerre mondiale, certains les appelaient déjà troncs-de-figuier. Ils étaient vus donc comme des êtres immobiles, incapables de travailler, puisque la culture -dans tous les sens du terme- étaient l’apanage exclusif du colon. Du point de vue de ce dernier, ce n’était que grâce à lui, cultivateur et travailleur que melons et figuiers pouvaient fructifier.

Mais le terme le plus offensant pour désigner les Arabes reste crouille et ses variantes : crouillat, Krouïa, crougnat, crouillebi, crouilledouche (ce dernier étant formé avec le suffixe ouche après intercalation de la lettre d  comme dans belledoche (belle-mère).

Comme plusieurs des termes précédents, cette série trouve aussi son origine dans l’argot militaire et est le résultat d’une corruption de l’arabe khuya (خوي) « mon frère ». Il se trouve que la gutturale kha (  خ) qui se prononce comme la Jota en espagnol n’existant pas en Français, elle est rendue en par CR, ou KR (Crouillat)  C’est le même procédé qui a donné d’autres mots ou expressions argotiques tirées de l’arabe comme croubs, croubsy, croupsy… Cela vient de la déformation du mot Khubz , »pain »  De là encore : vieux kroumir,(vieux crouton)

Bougnoule, bicot, crouille, melon, raton ; toutes ces dénominations méprisantes visaient donc les immigrés maghrébins, de la génération d’avant les beurs. Ce dernier terme, s’est si bien intégré à la langue qu’il a donné les dérivés beurgeois et beurette. Attardons-nous un peu sur ce dernier terme.

Une révolution « beurgeoise »?

Le mot beurette est venu remplacer « nana-beur ». Dans une thèse de doctorat  soutenue par Nacira Guénif Souilamas, les dites beurettes sont assignées par cette appellation à une culture et à un environnement familial considérés comme rétrogrades  et machistes, tout en étant « prises en étau entre une étrangeté face à la généalogie familiale qu’elles contribuent à annihiler ou à recomposer ».

Pourtant, bien que le mot beur ait pu être initialement perçu comme une appellation neutre, voire même positive, des connotations négatives n’ont pas tardé à être perçue dans ses dérivés. Le beurgeois est peut à peu assimilé au traître qui s’est détourné de sa classe sociale. Et donc qui renie son origine. Sur le site beurgeoisie.fr, un article déplore que depuis le sacre de l’expession « black-blanc-beur » utilisée à l’époque pour désigner l’équipe de France de football en 1998, celle-ci n’a fait que dériver, corrompue par le pouvoir, l’argent et la prostitution pour être maintenant surnommée « bimbo-bling-bling » ! Puis avec l’accession de quelques beurs à des postes de responsabilité plus ou moins dans les différents gouvernements, on a eu droit aux « beubos » ou aux « beurgeois-bohèmes ».

Beurette et fantasmes

Beurette. Le mot a connu un succès fulgurant. Enfin on peut donner ce nom  à cette catégorie de jeunes filles sans donner l’air de les stigmatiser. Ca, à une consonance douce comme le produit auquel, le nom se réfère et cela paraît innocent, « mignon » même dirons-nous. En fait, on est (encore !) dans le domaine du fantasme. Cela rappel les peintres orientalistes pendant la période coloniale,  quand ils ont décidé – à leur manière- de lever ou plutôt d’arracher le voile des femmes autochtones musulmanes qu’ils ne pouvaient ni approcher, ni même voir ! Virtuellement, comme on dirait aujourd’hui en peignant des prostituées payées quatre sous et en les présentant dans des cadres idylliques, exotiques à souhaits : hammams, intérieures de palais ou de maisons populaire dans les vieilles villes (casbah).

Disons-le ouvertement, cela relève du fantasme sexuel. Enfin, les petites brunettes, plutôt basanées aux cheveux souvent crépus,  on pouvait les considérer comme des petites française, les regarder franchement et les intégrer sans complexe dans le champs des fantasmes inavouables plus ou moins inconscients.

En effet, l’appellation beurette s’est rapidement chargée d’érotisme. Au début des années 2000, on assiste au  déferlement d’une catégorie particulière de films pornographiques à laquelle n’échappait pas les « blackettes » !  Ce phénomène est venu renouveler le fantasme orientaliste de la « belle indigène », en jouant sur un exotisme de proximité doublé de domination raciale sur fond de transgression religieuse. Des films pornographiques du genre » Beurette rebelles » confortaient le cliché de l’Occident comme lieu de débauche et provoquaient l’indignation, voire la colère des premières concernées ainsi que celle des milieux musulmans conservateurs et surtout les fondamentalistes extrémistes.

Dès lors, la question était donc posée : ces mots avaient-ils encore un sens ? Méritaient-ils d’être encore utilisés ? Quel lien y a- t-il entre une jeune fille d’origine algérienne née et ayant grandi à Niort, une étudiante de Mantes-la-Jolie de père ouvrier arrivé du Maroc dans les années 50, une minette de 14 ans qui a grandi à Lille, élevée par une mère turque et une femme de trente ans, avocate, n’ayant plus aucun lien avec sa famille ? Or, elles sont toutes appelées « beurettes », alors que de toute évidence elles n’ont pas grand ’chose en commun ; hormis le fantasme de ceux qui, n’en connaissant aucune, pensent les connaître toutes.

Bibliographie :

Aït Bounouna Fatima. 2007. « Toutes des salopes ? » Libération 20 février

http://www.liberation.fr/tribune/2007/02/20/toutes-des-salopes_85386/.

Barot-Forlière Dr. 1905 « Criminalisme colonial » Le Revue socialiste . 42. Juillet-décembre

Bègue Laurent 2010. L’agression humaine. Paris. Dunot

Dauzat Albert. 1918. L’argot de la guerre, d’après une enquête auprès des officiers et soldats. Paris. A. Colin

Esnault Gaston et C. Echallier. 1919. Le Poilu tel qu’il se parle. Paris. Bossard

Fassin Eric et Mathieu Trachman. 2013. Voiler les beurettes pour les dévoiler. Moder &amp, Contemporary, France

Guénif Souilamas Nacira. 2000. Des beurettes aux descendants d’immigrants nord-africains. Paris. Grasset

Lacoste-Dujardin Camille. 1988. Renier les parents pour s’intégrer ? Le dilemme des enfants de parents maghrébins immigrés en France. Hérodote.

Pierquin Georges. 1987. Le beur et l’argent du beur. Paris. Plon

 

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