Langue arabe et exercice du pouvoir

Nov 6, 2020 | Langues et société, Société

La langue : moyen universel d’exercice du pouvoir

De tout temps et en tous lieux, les classes dominantes ont imposé leur langage comme référence pour l’ensemble de la nation en en faisant un enjeu de pouvoir. En Inde, en Chine, et dans l’empire musulman naissant, les dynasties régnantes ont scellé la langue « officielle ». Mais ceci vaut également pour la France. Claude Duneton, dans divers essais a démonté ce mécanisme pour le Français, où la langue officielle, parlée par la cour du roi et en vigueur dans toute la vallée des châteaux de la Loire, fut imposée par la force aux Français dialectophones (voir — Je suis comme une truie qui doute, Paris : éd. du Seuil, 1976 et Parler croquant, Paris : éd. Stock, 1973). Si l’on ne parle pas correctement dans la langue des puissants qui gouvernent le pays, c’est que l’on appartient à la catégorie des roturiers, des moins-que-rien, bref, on n’est qu’un homme (une femme) du peuple… et par conséquent on ne peut que subir le pouvoir, mais jamais l’exercer…

Usages de la langue en France

En France, justement, le langage a suivi les évolutions du monde contemporain de façon — à notre sens assez intelligente — en s’adaptant à chaque étape politico-sociale de l’évolution du pays. Ainsi de nos jours, il n’est plus tout à fait de bon ton d’avoir une phraséologie trop littéraire, de faire des constructions de phrases un peu trop alambiquées, de faire usage d’un vocabulaire « trop riche » ! Cela fait « trop », ça vous classe quelque part dans une catégorie dont seul votre interlocuteur connaît la valeur « psychosociale »… bref ça passe mal.

Jaures orateur

Le qualificatif intello habituellement utilisé pour désigner les « beaux — parleurs » a un sens péjoratif. Il est devenu familier même dans les cours de récréation, synonyme de « frimeur » ! Cela, certains médias l’ont compris, qui adoptent volontiers « un style cool » en essayant de faire des interviews dans un langage qui s’apparente à du « populaire » (voir à ce titre notre article sur les parlers des jeunes de banlieue ). Sans parler des publicitaires, spécialistes par définition de la « manipulation du langage » et de l’impact des mots sur l’inconscient des consommateurs que nous sommes tous. Les politiciens aussi ont saisi le phénomène, grâce sans doute à leurs conseillers. Ils font visiblement tous un effort pour trouver le langage qu’il faut, selon la catégorie d’électeurs auxquelles ils s’adressent sur le moment.

Les « gens du peuple » ont toujours eu une attitude ambiguë vis-à-vis du langage : d’un côté une certaine fronde, une certaine façon de se rebeller contre la langue dominante, d’où l’argot et les « parlers communautaires ». De l’autre côté, une sorte de respect, de soumission même, un peu fataliste face à ceux qui savent utiliser « le beau langage ».

Qu’en est-il en Arabe ?

Les différents Etats arabes ont repris, dans leur façon d’exercer le pouvoir, à la fois les vieilles traditions califales et les habitudes héritées du colonialisme, tout en mimant les évolutions contemporaines des régimes occidentaux. Du point de vue du langage, ils se drapent tous, dignement, solennellement et sans exception dans une langue transcendantale, sacrée, celle du Coran dans sa forme la plus classique. Plus c’est haut, plus c’est incompréhensible par le commun des mortels, plus cela prouve la toute-puissance de l’Etat (hîbat ad-dawla), mot-à mot : la crainte de l’Etat.

A notre sens seuls deux chefs d’état arabes – charismatiques par ailleurs – ont vraiment laissé leur empreinte au niveau discursif face aux masses arabes en alliant pragmatiquement le discours solennel sensé représenter les exigences et les orientations voulues par l’Etat dans un   arabe littéral parfait, strict et les « appels du pied » au peuple en réduisant sensiblement la tonalité du discours jusqu’à recourir –prudemment- au dialecte, pour faire vibrer la fibre patriotique par exemple.

 

Il s’agit de Nasser en Egypte héraut du panarabisme et de Boumediène en Algérie qui lui a emboîté le pas. Pour le reste, les dirigeants arabes se contentent le plus souvent de lire leurs discours écrits par des conseillers, d’une voix monocorde, avec des hésitations selon leur propre niveau de culture, comme si le message transmis allait de soi. On dit souvent que les dirigeants français sont coupés de la réalité ; les dirigeants arabes eux semblent le plus souvent vivre carrément sur une autre planète !

Une langue de communication à sens unique

L’Arabe littéral dans sa version la plus classique s’est donc imposé comme langue de pouvoir à sens unique, « vertical », de dominants à dominés : ce n’est plus de la communication mais du monologue ! Le président ou le roi monologue derrière son micro , le professeur, du haut de sa chair déclame son cours magistral, le présentateur du journal télévisé déverse ses « informations » avec un ton solennel, un débit et une prosodie enseignée par les écoles de journalisme de la BBC , l’imam assène ses vérités lors des prêches du vendredi devant un parterre de fidèles souvent analphabètes dans une langue que seule une minorité de lettrés peut décoder.

Mêmes les plus fondamentalistes, à l’époque glorieuse de leur ascension vertigineuse dans l’échiquier politique arabe n’ont jamais trouvé « le ton juste », le langage accessible au plus grand nombre, ne serait-ce que pour rendre leur cause plus intelligible ! L’ont-ils cherché d’ ailleurs ? En quête du pouvoir absolu sous l’alibi de la religion, n’avaient- ils pas au contraire intérêt à user et abuser de la langue « pure » du prophète pour mieux impressionner les foules ?

Il se trouve qu’après les mouvements sociaux profonds qui ont agité le monde arabe ces dernières années et que l’on a appelé « printemps arabes » ont apporté une nouvelle donne: l’émergence des dialectes en lieu et place de l’Arabe fusha accaparé indument par les différents régimes et utilisé comme moyen d’exercer le pouvoir, en excluant d’emblée par exemple les couches de population pas ou peu lettrées rendues ainsi encore plus vulnérables, puisque confrontées à des prises de décisions dont ils ne comprennent même pas le sens , ne maîtrisant guère la langue « savante ». De plus, ces populations souvent démunies matériellement et intellectuellement confondent l’Arabe classique, langue liturgique du Coran et l’Arabe moderne , certes issus de la langue du texte sacré, mais qui s’en est « émancipé », laïcisé en quelque sorte, plus préoccupé par le monde « profane » et devenant un instrument au service du pouvoir en place selon le pays.

La langue « intermédiaire »: entre la langue du pouvoir et celle du peuple.

Les foules arabes révoltés contre des pouvoirs corrompus et mauvais gestionnaires, s’étant accaparé les indépendances chèrement acquises pour certains pays, ce sont emparée du discours politique pour exprimer leurs revendications rejetant partiellement le discours en arabe littéral devenu « propriété » des Etats, lui préférant l’arabe dialectal, compris par tous. Mais l’arabe dialectal longtemps appauvri par la domination d’abord ottomane, puis britannique et française, ne pouvait exprimer correctement un discours politique revendicatif qui fait appel nécessairement à une terminologie relevant de la politique , de l économique, des problèmes sociétaux (dont celui de la place de la religion mais aussi celle des femmes, longtemps laissées pour compte, victimes des pires injustices plus ou moins légalisées). Le choix a été de puiser ces termes souvent nouveaux même en français  dans l’arabe littéral moderne. On utimise donc des structures morpho-syntaxique dialectales et on pioche abondamment dans l’arabe littéral les termes qui manquent au dialectal Parfois, et selon les exigences du discours, on « dialectise » l’arabe fusha » en simplifiant la prononciation du mot et dans le même temps , on « littéralise » certaines structures dialectale faibles ou inadaptées.

Cela a donné ce que l’on a appelé la langue intermédiare, mélange astucieux et efficace de littéral et de dialectal, compris par la majorité des populations. Ouverture et concessions des pouvoirs oblige, même les médias officiels s’y mettent en diffusant des émissions en langue intermédiaire, des débats et même certains JT!

 

 

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