Les Orphelins d’Alexandrie, roman traduit de l’Arabe : extraits

Sep 3, 2021 | Romans & Essais, Société

Les Orphelins d’Alexandrie

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De Zeinab ZAZA

Roman traduit de l’Arabe par l’auteure

Chapitre 1 

L’oncle Sayyed. Jeudi matin.

Je prends refuge en Dieu contre Satan le lapidé. Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Quelle heure est-il ? A-t-on appelé à la prière de l’aube ? Oh la la mon dos… Un coup de pouce, ô vénérable Morsy Aboul-Abbas , un coup de pouce… Hop la … Les babouches… Les allumettes…

Szabo n’est pas venu cette nuit. Bizarre. Il vient toujours la nuit de mercredi à jeudi. Bizarre. Il se baigne la nuit. En plein mois d’Amchir . Un khawaga, un étranger. Un khawaga et qui aime la mer. Un gars spécial. Louange à Dieu. Un brave gars qui ne regarde pas les gens de haut en bas. Qui ne me regarde pas, moi, de haut en bas. Jamais. Tous les jeudis, avant l’aube, il me réveille après son bain nocturne et nous buvons le thé ensemble avant l’appel à la prière de l’aube. C’est comme s’il était mon fils, bien que ce soit un khawaga.

Il n’est pas venu cette nuit.

Tu es un brave type, Oncle Sayyed. Brave et naïf, mon pauvre. Alors parce que le khawaga Szabo boit le thé avec toi tous les jeudis et tous les mardis depuis quatre ans, ça y est, tu es sûr de lui ? Tu t’imagines, par exemple, qu’il va faire ça jusqu’à la fin de tes jours ? Ah, Sayyed, tu n’as pas eu d’enfants, et personne n’occupera jamais la place du fils que tu n’as pas. Ne t’y trompe pas. Ce khawaga, c’est un type bien, rien à dire. Mais il n’est pas de ton sang et tu ne lui es rien.

Le babour  n’est pas coopératif, aujourd’hui. C’est un vieux babour entêté. Allez mon chéri, cheikh des babour, allez ! Tu es le cheikh des babour et moi je suis le cheikh des factotums. Le factotum du club grec. Fais ce que je te dis, babour de merde, et ne me tiens pas tête. Le cheikh des factotums a besoin d’un thé… un thé avant la prière de l’aube, pour que je me tourne vers la Mecque avec un visage humain. Un coup de pouce, ô vénérable Aboul-Abbas.

Pourquoi Szabo n’est-il pas venu cette nuit ? Et où est le sucre ? Deux cuillerées, ça suffira. Le capitaine Stélio dit toujours : « Méfie-toi du sucre, Oncle Sayyed ». Mais c’est l’hiver. Amchir. Froid et humide. Une cuillerée de plus ne pourra pas me faire de mal. Y a-t-il quelqu’un d’assez fou pour se baigner au mois d’Amchir ? Oui. Il y a quelqu’un qui se baigne au mois d’Amchir. Szabo. Un type bizarre, mais brave gars. Le président du club lui a donné une clé. Il y a trois clés du club dans tout Alexandrie. Dans toute l’Egypte. Dans tout l’univers. Une clé pour le président du club. Une clé pour Szabo. Et une clé pour l’Oncle Sayyed, cheikh des factotums, c’est-à-dire moi. Même le roi n’a pas de clé. Le vieux roi malade, que Dieu lui pardonne.

Le président est le président, et il a le droit d’avoir une clé. Moi je suis le factotum, c’est moi qui ouvre et ferme le club. Et Szabo ouvre le club deux fois par semaine pour se baigner en pleine nuit et en plein hiver.

Le thé. Parole d’honneur, il n’a pas le même goût. Il a le goût de tous les jours. C’est vrai que le thé de Szabo est plus léger, alors que je le préfère bien foncé. Mais la compagnie donne un goût délicieux à n’importe quoi. L’oignon de l’ami est un mouton.

Le président du club lui a donné la clé quand l’incendie a dévoré le bâtiment et que Szabo a offert une grosse somme pour le rebâtir. Une grosse somme, c’est-à-dire qu’il s’est chargé de tout. Pour l’amour de Dieu. Par pure générosité.

On dit qu’il est riche et que cette somme qu’il a payée, il ne s’en est même pas rendu compte. Louanges à Celui qui enrichit qui Il veut. Il est riche mais bien élevé et loyal. En fait, on ne sait pas du tout d’où il vient ni qui est sa famille. On lui a donné la citoyenneté grecque après l’affaire du club. Il paraît que ce serait un réfugié hongrois. Et où se trouve-t-elle, cette Hongrie ? Pas la moindre idée. Enfin, l’essentiel, c’est qu’il vit ici et qu’il a la citoyenneté grecque. Autant dire que c’est un Alexandrin : il s’y connaît en poissons et il nage mieux que quiconque.

On dit qu’il s’est fait musulman il y a quelque temps. L’Islam est une belle chose. Allez, Oncle Sayyed, cours à la mosquée.

Pourquoi s’est-il fait musulman ? Et pourquoi pas ? On dit que Napoléon lui-même l’a fait. Dieu règne dans le secret des coeurs de toute façon. On dit qu’il va se marier. Et pourquoi il ne se marierait pas ? Le mariage est une bonne chose. Paix à ton âme, Fatheyya, et à ton âme, Rawayeh, et à ton âme, Saadeyya. Non, pas Saadeyya. Saadeyya, je l’ai répudiée, de même que j’ai répudié Fatheyya et Rawayeh avant, mais elle n’est pas encore morte, que Dieu allonge ses jours, j’ai été injuste envers toutes les  trois, je voulais absolument un fils, et il ne m’est pas né de fils, ni de Fatheyya, ni de Rawayeh, ni de Saadeyya, ni un fils ni même une fille qui veille sur mes vieux jours, et je suis là comme un chien à me faire des cheveux parce que le fils de l’étrangère n’est pas venu cette nuit. Tu n’es qu’un âne, Oncle Sayyed, tu aurais pu au moins  garder Saadeyya. On dit que le problème peut venir de l’homme, et pas seulement de la femme.

La mosquée proche est presque vide, mais Oncle Sayyed a du mal à se concentrer. Il essaie de vider son esprit pour y accueillir la parole de Dieu, pour y recevoir la sérénité de la parole de Dieu, mais les mouches du souci se moquent de lui. Des questions inattendues qui viennent frapper aux parois de son crâne. Szabo l’absent est présent à un point tout à fait exagéré, comme s’il était son fils et qu’il ne parvienne pas à cesser de s’en inquiéter. Mais il n’est pas son fils. Le fils de qui, d’ailleurs ? Où est son père ? On dit que c’est un réfugié. La dernière guerre a craché bien des hommes errants, qui vinrent s’échouer sur le rivage d’Alexandrie comme de vieux bouts de bois saturés d’eau et de sel, saturés d’amertume.

Pourtant il est jeune… Quel âge a-t-il donc ? Trente ans ? L’oncle Sayyed se rend compte à quel point il est ignorant. Il sait aussi que les réfugiés peuvent également venir  à cause de révolutions dans leurs  pays lointains et étranges. Et l’oncle Sayyed ne sait pas grand chose de la Hongrie. « Amen. Dieu le Tout-Puissant a dit vrai » . C’est étonnant qu’on puisse fréquenter de si près un autre être humain, dans l’intimité du premier verre de thé avant le lever du jour, hiver comme été, sans savoir de lui plus que son nom et la couleur de ses yeux. « Quand tu te libères, donc, lève-toi, et à ton seigneur aspire. Amen.  Dieu le Tout-Puissant a dit vrai ». L’oncle Sayyed soupire et se prosterne. Il est contrarié d’être contrarié à ce point pour une raison qui, si on la regarde de l’extérieur peut paraître  ridicule.

Jeudi matin . Camp-de-César.

Aziza contemplait son fils Ibrahim à travers la grande table à manger. Elle surveillait le transfert de chaque bouchée depuis l’assiette jusqu’à ses lèvres dont l’élégante moustache ne parvenait pas à dissimuler la plénitude harmonieuse. Elle suivait le mouvement régulier avec amour et fierté… Comme il était beau, son fils unique… Comme il ressemblait à son père, paix à son âme… Comme elle était fière de sa réussite… Qui aurait cru que le fils de paysan deviendrait un effendi de cette classe, troquant la  gallabeyya de Haute-Egypte contre l’uniforme, et nommé à Alexandrie. Mon fils est un officier « grand comme le monde », et le voilà revêtu de son uniforme, et ses épaules larges ont l’air encore plus puissantes dans la chemise afrangui  repassée, quelle merveille…

Elle soupira et s’agita un peu sur sa  chaise… ah oui, la chaise, une de ses idées… il prenait ses repas assis à la table à manger, même le petit-déjeuner… et pourquoi ? Est-ce qu’il n’exagérait pas un peu dans son imitation des coutumes de la ville dont il faisait maintenant partie ?

Aziza n’était pas à l’aise avec cette énorme table ni avec les chaises sur lesquelles elle ne pouvait pas s’asseoir en tailleur avec sa corpulence, la corpulence d’une femme de la campagne, mère d’un fils de trente ans… Trente ans… Elle soupira à nouveau et se remit d’aplomb. Que Dieu détruise toutes les chaises, sauf celle où était assis son fils Ibrahim, plongé dans ses pensées, et plongeant son pain baladi  dans le plat de mélasse et de crème… Dieu soit loué, il n’a pas banni les nourritures du pays, des nourritures pleines de bienfaits… Dieu soit loué, il ne l’a pas bannie de sa maison, elle, avec la tableyya et autres simples habitudes villageoises.

En même temps, elle pouvait voir le reflet du dos d’Ibrahim dans l’énorme miroir fixé au mur derrière lui. Curieux, cet appartement d’Alexandrie, plein de miroirs. Son dos est large et solide. Elle voyait aussi la ligne nette entre ses cheveux noirs et sa nuque cuivrée. Louanges au Créateur… Un beau mâle, en vérité… Quel dommage…

  • Qu’est-ce que tu as, Maman ? Tu soupires comme si ton cœur s’émiettait…

Excellent. Elle n’aurait pas pu rêver mieux comme ouverture :

  • Mon cœur, en effet, s’émiette, mon chéri… Je ne veux pas ajouter à tes nombreux soucis, mais puisque tu poses la question, eh bien j’ai terriblement envie d’aller voir ma sœur au village.

Ibrahim se mordit les lèvres. Voilà qu’il était à nouveau tombé dans le piège. Il essaya de gagner du temps.

  • Tu es en train de me dire que tu as envie de dormir avec la bufflesse et toute la vermine de la maison de ma tante, qui va se jeter sur toi, croyant à peine à sa chance, pour te sucer le sang après cette longue absence ?
  • Qui ? Ta tante ?!
  • Non, les moustiques, mouches, moucherons, punaises et autres animaux de compagnie.
  • Tu es injuste. Tu sais très bien que la maison de ta tante est pure comme le jasmin. Plus personne ne dort avec la bufflesse ou autre. Voilà ce que disent de nous ces cochons d’Anglais, que Dieu les fasse dormir en enfer.

Ohoh ! Elle était rapide ! Sans doute avait-elle préparé la phrase d’avance durant les longues heures qu’elle passait seule dans l’appartement étrange tandis qu’il travaillait au commissariat.

La pauvre. Ce n’était pas une vie amusante, et sans doute le village lui manquait. Il pouvait la comprendre et éprouver de la compassion.

Bien sûr, il ne savait rien des heures délicieuses qu’elle passait avec les voisines sur la terrasse à étendre le linge ou appeler ses pigeons au coucher du soleil, commentant la vie de la rue en bas de l’immeuble, cette vie animée et enchanteresse !

Le quartier ce Camp-de César était toujours en mouvement, entre ceux qui allaient au marché d’Ibrahimieh et ceux qui en venaient avec des paniers pleins de volailles vivantes et de légumes, les ânes patients ou rétifs, les homme à la profession non identifiable qui buvaient thé et café sur le trottoir, emplissant le vieil air du parfum des narguilehs, jouant aux dominos ou au tric-trac sans perdre de vue les détails du corps des passantes, paysannes ou citadines, enveloppées ou non dans la mélaya .

Aziza ne pouvait nier qu’elle appréciait le spectacle. Mais c’était un plaisir privé, et ce n’était pas la peine que son fils en soit informé. Il était même préférable qu’il se contente de l’image d’une mère veuve ayant accepté l’exil, se sacrifiant pour la carrière de son fils unique.

  • Maman, tu sais que je suis submergé de travail…

Moui… Il y avait peut-être un peu d’exagération dans ce terme de « submergé ». Les feux de la révolutions s’étaient éteints depuis longtemps. Quant aux turbulences d’étudiants et aux complots ratés qui continuaient à apparaître de temps en temps, c’était du ressort de l’armée ou de la police politique là-bas au Caire… Tant mieux ! Ibrahim n’aimait pas la politique et ne souhaitait pas y être mêlé.

Alexandrie en hiver n’était pas exactement la capitale internationale du crime, ni même sa capitale locale. C’était d’ailleurs pour cela que le hekemdar  avait autorisé son assistant de toujours, Guirguis, à s’absenter pour une visite à son village de Haute-Egypte, et qu’Ibrahim l’avait momentanément remplacé dans la routine administrative et parfois quelque chétive affaire, un petit voleur, une agression sans portée, une bagarre de marins ivres… rien qui mobilise l’intelligence ou l’imagination pour plus d’une demi-heure, et le reste était à la charge des constables : la course à pied, la grosse voix, un usage raisonné du bâton, et voilà.

Pourtant Ibrahim était assez heureux de sa vie à Alexandrie. Deux ans s’étaient écoulés depuis sa nomination mais le sentiment de nouveauté était encore intact. Elle était toujours neuve, cette Alexandrie, et il commençait à se prendre pour elle d’un intérêt qu’il ne comprenait pas tout à fait.

C’était curieux comme il se sentait à l’aise parmi tous ces gens qui lui étaient étrangers, surtout en hiver. En hiver, l’Alexandrin se sent chez lui, dans sa maison, parmi ses objets familiers, comme une femme qui circulerait librement chez elle en robe de maison.

Mais ce sentiment domestique se dissipait vite avec l’arrivée de l’été lorsque des foules de Cairotes déferlaient sur la ville, fuyant leur enfer saharien, et en premier le roi qui se transportait à Montazah avec sa cour et ses visiteurs étrangers.

En hiver, on pouvait déambuler au pas de promenade, découvrir à son rythme les quartiers de la ville, parler avec les portiers et les pêcheurs, écouter les délicieuses médisances, s’asseoir dans les cafés et lancer le dé avec des vieux qui n’étaient pas avares d’histoires du passé.

C’est vrai que le hekemdar ne montrait pas une excessive chaleur humaine… mais il n’était pas méchant, surtout en l’absence de Guirguis. Et puis quelle espèce de chaleur humaine pouvait espérer un subordonné de la part de son supérieur ? D’un hekemdar anglais ?

  • Maman, je te promets qu’à Chamm-el-nessim je t’emmène au village. Mais pour l’instant c’est impossible. Tant que Guirguis n’est pas là, je suis responsable…
  • Responsable ? Grand bien te fasse ! Te donneront-ils une augmentation de salaire ? Ces cochons d’Anglais . Tu vas avoir besoin de pas mal de choses pour ton mariage.
  • Mon mariage ??

Toujours le même refrain, on répète un couplet, on ajoute un couplet.

Aziza était  parfaitement au courant du manque d’enthousiasme d’Ibrahim pour cette idée. Mais c’était un sujet sérieux pour lequel aucune sorte d’enthousiasme ou autre notion ridicule n’était requise.

Elle se fit enjôleuse :

  • Mais bien sûr, mon Ibrahim, mon fils, couronne de ma tête. Ne vois-tu pas que ta mère se fait vieille et languit de tenir dans ses bras un bébé de son sang, qui emplisse la maison de ses rires avant que Dieu ne la prenne ? Pourquoi, mon chéri, dilapider ta force et ta jeunesse dans les rues de cette Alexandrie alors que ta cousine Aïda t’attend, la joue posée sur sa main ? Une jeune fille pure et intacte, belle, bien élevée, délicate…

Ibrahim finit d’avaler son thé brûlant et se leva. Ah la la, quel bel homme, grand, large, et une sorte de douceur dans les gestes, même quand il était énervé, même avec le pantalon d’uniforme.

  • Je n’ai pas encore pris ma décision. Je vais au bureau.

Il préférait dire « le bureau » plutôt que « le karakol ». C’était plus chic.

Il se lava les mains, mit son tarbouche sur sa tête et disparut dans l’escalier, accompagné des prières de sa mère ainsi que de ses regards exaspérés.

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Illustrations de Z. ZAZA

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